mercredi 6 juillet 2016

murs

On va dans le mur, c'est certain.
C'est ce qu'on entend, c'est ce qui vient à l'esprit quand on réfléchit sur l'avenir que nous nous préparons. L'humanité se précipite droit vers sa perte. Elle détruit ses ressources naturelles, elle détruit ses valeurs, elle détruit ses capacités de vie en commun pour entrer dans des formes de fonctionnement de plus en plus comptable, de plus en plus matériel. Elle se développe en armements de plus en plus menaçants, de plus en plus impitoyables.
Mais nous le disons si volontiers, avec tant de légèreté ce "On va droit au mur", qu'on peut douter de notre sincérité (collective). En tous cas, moi j'aime bien les murs, j'y jouais, enfant, dans la cour de récréation avec une balle de ping-pong qu'on se renvoyait comme à la pelote basque, c'est mon meilleur souvenir d'école. Aujourd'hui encore, je les photographie avec un plaisir irraisonné.
Au fond, on sait qu'on ne va pas dans le mur. On n'en a pas si peur, on y est déjà, dans le mur.
Le mur c'est rassurant, on en construit à foison pour se protéger, on les monte depuis toujours avec nos légo, avec des pierres, avec des briques, de la terre, on les lisse, on les bichonne, on les décore, on les végétalise pour imiter les plantes qui s'en emparent d'elles-mêmes. Que serions-nous, sans ces remparts... Et comme les lézards nous aimons nous chauffer contre eux, au soleil, et les escalader... Nous savons les faire et les défaire. Nous n'allons pas dans le mur, il nous tient, il nous protège par son inertie. Nous vivons en symbiose avec nos bouts de murs qui font un grand mur, c'est notre squelette externe, le squelette collectif de notre espèce.  

C'est  une réflexion d'Hannah Arendt qui a guidé ma rêverie vers le mur. Jean Clair la cite dans son récent ouvrage "La part de l'ange", à l'appui de son constat de la quasi disparition de l'art à l'époque contemporaine. Il écrit :
« En 1954, s'interrogeant sur le sens de l'art dans la société d'après la Première Guerre, Hannah Arendt avait avancé que le mot même de "culture" était devenu suspect... " On fait des grandes œuvres d'art un usage tout aussi déplacé quand elles servent les fins de l'éducation ou de la perfection personnelles que lorsqu'elles servent quelque autre fin que ce soit". La culture, désintégrée, privée de toute fonction religieuse, politique ou sociale, a cessé d'être un témoignage spirituel, et n'est plus qu'une valeur, "c'est à dire une marchandise qu'on peut faire circuler et réaliser en échange de toutes sortes d'autres valeurs, financières, mercantiles, qui ne sont plus susceptibles du moindre jugement de goût ou d'intelligence. Devenus inutiles, les objets culturels ne sont plus qu'une monnaie avec laquelle acheter une place dans la société". Ainsi en vient-on à parler de la dévaluation des valeurs puis, finalement, de "la liquidation générale des valeurs" — der Ausverkauf der Werte — que j'évoquais plus haut. Sa conclusion surprend, qui semble une provocation : "Il est utile et légitime d'utiliser une peinture pour boucher un trou dans un mur..." »

  
Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, 1972 
Jean Clair, La part de l'ange, Gallimard, 2016
photos r.t

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