samedi 23 juillet 2022

le berceau


 

   Des objets que garde longtemps la mémoire, il y a pour moi le berceau. Objet primordial, ce n'est peut-être pas étonnant. Il m'a paru longtemps nimbé de grâce, de poésie, de magie. Un moment, en particulier, couronne ce temps-là : la découverte, en feuilletant le Larousse illustré, du berceau de Berthe Morisot avec ses voiles transparents. J'en garde toujours à peu près le même émerveillement, je crois, ce fut ma première puissante émotion artistique.
Un des derniers objets que j'aie senti investi d'un reste archaïque de vénération familiale c'est justement le berceau – dit alsacien –, en osier qu'on garnissait d'une nouvelle fraîche parure de coton et dentelle à chaque naissance, c'est ce réservoir de contes sur lequel se sont penchées les fées pendant des siècles ou des millénaires, jusqu'à ce dernier conte de Nacer Khémir qui m'a tant fait rire : mon grand-père était dans le berceau, il a voulu allumer sa pipe mais une quinte de toux terrible a failli l'étouffer, cours vite chez la voisine m'a dit ma mère et rapporte une cuillère d'huile d'olive et un jaune d’œuf pour soulager la gorge de grand-père, la voisine habitait à quelque distance et quand je suis revenu toujours en courant avec la cuillère d'huile dans une main et l’œuf dans l'autre, je trébuchai sur le dos d'une pierre, l’œuf tomba, il en sortit un magnifique coq qui alla aussitôt se percher sur la colline, je courus pour tenter de le rattraper, mais je laisse là l'histoire pour revenir auprès du berceau où un autre aussi attend que je parle de lui, ce même objet que je redécouvre ces derniers jours à la faveur d'une promenade près de chez moi au coin d'une rue avec ces mots, doux et révélateurs qui me soulagent d'une envoûtement de toute une vie : 

"l'écriture est un berceau". 

D'un autre côté la science, l'éthologie, mais aussi la biologie et la neurobiologie humaines nous apprennent que notre espèce est parmi les plus longues à parvenir à l'état véritablement adulte, ce que montre aussi la psychanalyse, l'enfance peut même ne jamais parvenir à se muer en l'état adulte. J'ai l'image de Kafka, dans La Métamorphose, régressant bien plus loin encore.
L'art de raconter, de peindre, de dessiner, l'art tout simplement de voir envahit les rues sous toutes les formes, se répand dans tous les espaces, les interstices extérieurs et intérieurs, voilà notre monde, monde de la créativité où le berceau a sa place de havre, beau comme un croissant de lune. Certains jours vous avez les yeux à voir, certains jours vous êtes artiste.
Ce jour-là j'étais sorti avec mon carnet de croquis dans l'espoir de parvenir à dessiner des feuilles de figuier que j'avais repérées, quand, parvenu à cet angle de rue, je trouvai l'arbre délesté de sa belle envergure, de ses grandes feuilles qui béaient au-dessus du trottoir, tout avait été coupé, le tas encore parfumé déjà se mourait au coin de la rue, c'est dans cet aller-retour que j'ai trouvé ce beau berceau, ou plutôt cette belle phrase qui s'est mise à chantonner en moi en répandant dans mon corps la forme semi-ovale qui me libérait.

Pourquoi fais-tu sécher tes écritures ?
demande Hector à Maria dans une nouvelle de Sarah Wells, et je vois l'image des grandes feuilles que le soir dore dans le grenier où le soleil pénètre par de grandes lucarnes.

« A quatorze pile quand Hector faisait sa sieste, Maria montait au grenier. Elle se dirigeait vers l'étendage où séchaient sur des fils, au moyen de pinces à linge, de grandes feuilles d'écriture. Elle les retournait selon les besoins, les déplaçait, en rangeait quelques unes sur la pile. »

Berthe Morisot, le berceau
Sarah Wells, extrait de L'oiseau-chacal



 

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